
RICARDO GUERRA - rvcgf@hushmail.com
23 déc. 2023
Davorin Kuljasevic est un grand maître international né en Croatie. Diplômé de l'université Texas Tech, il est un entraîneur d'échecs très expérimenté, connu pour ses observations astucieuses des tendances mondiales actuelles en matière d'échecs. Il a écrit plusieurs livres sur les échecs, dont une biographie à venir de l'actuel champion du monde d'échecs, Ding Liren. Son best-seller "Beyond Material : Ignore the Face Value of Your Pieces and Discover the Importance of Time, Space and Psychology in Chess" a été finaliste du prix Averbakh-Boleslavsky, le prix du meilleur livre de la FIDE, la Fédération internationale des échecs. Il réside actuellement à Sofia, en Bulgarie.
Dans l'interview ci-dessous, il fait des observations fascinantes à Ricardo Guerra sur le développement des écoles d'échecs chinoises et indiennes, les rôles de Magnus Carlsen et de Bobby Fischer dans l'histoire des échecs, l'importance de la psychologie dans le sport et l'influence d'Internet et de la technologie sur l'avenir de ce jeu ancestral.
RICARDO GUERRA : Avez-vous repéré un joueur qui pourrait dominer la compétition internationale dans les années à venir ?
DAVORIN KULJASEVIC : Pas encore. Actuellement, il y a Carlsen, mais il semble montrer des signes d’essoufflement, sur le plan de la motivation et de la qualité de jeu. Je pense que quand son ère sera terminée, il n’est pas évident qu’un autre joueur domine la compétition et le remplace. En fait, on entrera peut-être dans une période ultra compétitive, où de nombreux concurrents se battront pour la place de numéro 1, sans qu’un champion unique ne sorte du lot sur une durée plus longue que quelques années.
RICARDO GUERRA : Diriez-vous que Magnus Carlsen est le meilleur joueur d’échecs qui ait jamais existé ?
DAVORIN KULJASEVIC : Si on analyse Carlsen purement du point de vue de son jeu (de sa qualité), il est probablement le meilleur joueur de tous les temps. C’est confirmé par l’analyse passionnante publiée par le grand maître Larry Kaufman : il y compare la précision des coups joués par un ordinateur et par les meilleurs joueurs du monde pendant l’histoire des échecs, jusqu’à l’arrivée des moteurs. (https://www.chess.com/article/view/chess-accuracy-ratings-goat), confirming this. Le style de Carlsen est très proche de celui de Karpov et de Capablanca, mais il leur est supérieur (ainsi qu’à la plupart des autres champions du monde) en termes de précision des coups. C’est normal, si l’on considère que Carlsen a étudié les échecs en mobilisant beaucoup plus de ressources (dont des machines) que les autres et qu’il a pu jouer régulièrement contre des joueurs très rigoureux (comme Fabiano Caruana, Nepomniachtchi, and Ding Liren).
Un autre point important lié à cette conversation est la durée de la domination d'un joueur sur le monde des échecs. Carlsen l'a fait pendant plus de 10 ans dans l'ère la plus compétitive de l'histoire des échecs. Kasparov a eu une période de domination de 20 ans, avec une solide concurrence contre Karpov et [Vladimir] Kramnik. Toutefois, les années 1980 et 1990 ont été des périodes relativement plus calmes, de sorte que les périodes de domination de Carlsen et de Kasparov semblent comparables. À mon avis, Kasparov n'est pas loin de Carlsen dans le débat sur le "meilleur joueur d'échecs de l'histoire", et [Bobby] Fischer est le troisième sur un pied d'égalité, principalement en raison de la brièveté de son règne. Ces trois joueurs comptent parmi les talents les plus brillants que les échecs aient jamais connus et sont des forces inarrêtables dans leurs meilleures années.
RICARDO GUERRA : Vous sortez un nouveau livre sur Ding Liren. Pendant notre conversation, vous avez mentionné des aspects intéressants de sa personnalité et de son profil psychologique. Pourriez-vous partager les résultats de vos recherches avec nous ?
DAVORIN KULJASEVIC : La première chose qu’on remarque à propos du champion du monde Ding Liren, c’est qu’il se comporte différemment des autres joueurs de haut niveau. Il agit comme s’il n’avait presque pas d’égo. Il parle avec une humilité très inhabituelle pour quelqu’un d’aussi brillant. David Navara est le seul autre joueur de ce calibre avec un profil psychologique et un style de communication comparables. Ding Liren paraît vulnérable et fragile, à la fois physiquement et psychologiquement. Pourtant, paradoxalement, quand il joue aux échecs, il se mue en combattant sans merci, comme si « l’œil du tigre » se réveillait en lui.
L’exemple le plus frappant de ce phénomène, c’est quand il a refusé l’offre implicite de match nul que lui a faite Nepomniachtchi pendant la finale des Championnats du monde en 2020. Au lieu d’assurer ses arrières et de pousser au tie-break, il a joué froidement un coup très risqué qui a fait tomber de leur chaise presque tous les commentateurs et les spectateurs.
De l’extérieur, il apparaît vulnérable émotionnellement, voire instable. Mais quand les enjeux sont au maximum, il montre une tout autre facette de lui-même. Peu de joueurs d’échecs en sont capables. Il actionne en lui une sorte d’interrupteur marche / arrêt. C’est dans son ADN.
Une autre chose à se rappeler sur Ding Liren, c’est qu’il vient d’une culture que la plupart des Occidentaux connaissent encore très mal. Les valeurs et les normes de l’Chine sont très différentes de celles de la société occidentale et mondiale actuelle. C’est pourquoi, alors que son comportement est majoritairement jugé normal dans son pays d’origine, on peut le trouver un peu insolite. Ding a aussi plus de mal que les joueurs de son niveau à exprimer précisément sa pensée en anglais. La barrière de la langue provoque parfois des malentendus entre lui et les spectateurs. Mais mon impression d’ensemble, c’est qu’il est d’un caractère agréable et j’espère avoir réussi à le montrer dans mon livre.
RICARDO GUERRA : Lors de vos recherches sur Ding Liren, avez-vous découvert des détails singuliers quant à sa méthode d’entraînement ou son système de préparation ?
DAVORIN KULJASEVIC : Les arcanes des échecs en Chine sont assez mystérieux. C’est une communité très fermée, qui est généralement très secrète sur ses méthodes d’entraînement. Tout joueur de haut niveau vous dira que les Chinos joueurs aux échecs « différemment », mais sans pouvoir dire précisément ce qui constitue cette différence. La meilleure explication que j’aie entendu formuler vient du super grand maître Daniil Dubov : selon lui, les Chinos savent très bien effectuer des déplacements moins logiques ou inattendus qui sont tout de même excellents. Il est clair qu’ils apprennent les échecs différemment de la plupart des autres joueurs dans le monde.
Un Chino que je connais m’a expliqué que le système des échecs en Chine repose avant tout sur l’étude concrète de méthodes comme le jeu, le calcul et l’analyse, qui sont prises en charge aujourd’hui par les moteurs d’échecs. Par comparaison, l’Occident met davantage l’accent sur un apprentissage plus structuré, réalisé à partir de livres, de cours et de coaching. En Chine, ils se fichent un peu de la connaissance livresque traditionnelle, même si bien sûr, ils étudient les aspects théoriques les plus fondamentaux. Ils invitent des coachs et des joueurs étrangers (surtout russes) pour former leurs meilleurs joueurs et leur donner un aperçu d’autres styles de jeu. Ils s’appuient moins sur le savoir théorique que sur les innovations pratiques. On commence à observer une tendance similaire en Inde, et cela semble donner des résultats.
Je comparerais cette méthode d’apprentissage au logiciel d’échecs AlphaZero, qui est fondé sur un réseau de neurones. Ce programme s’est enseigné les échecs à partir de rien (en s’appuyant uniquement sur un guide pour apprendre les règles des échecs) en jouant des millions de parties contre lui-même. Par contraste, les moteurs d’échecs traditionnels démarrent avec une « connaissance préalable » : ils savent par exemple combien de centipions vaut habituellement tel fichier ouvert ou telle pièce perdue. C’est une analogie très éclairante.
RICARDO GUERRA : Existe-t-il d’autres éléments propres au système chino de développement qu’il vaudrait la peine de mentionner ? Qu’en est-il de l’usage des moteurs d’échecs par les grands maîtres ?
DAVORIN KULJASEVIC : Dans les interviews qu’il a données après les matchs de la Coupe du monde, a fait allusion au fait qu’il a utilisé des méthodes d’entraînement inconnues de la plupart des autres joueurs de haut niveau. Ailleurs, il a dit explicitement que travailler avec des moteurs informatiques d’échecs l’avait aidé à améliorer son jeu. Cela dit, jouer certaines positions contre un moteur d’échecs pour s’entraîner n’a rien de nouveau. Par exemple, on sait que l’ancien champion du monde Veselin Topalov a utilisé ce type d’outil pour passer d’une moyenne de 2700 à 2800 Elo. C’est probablement la méthode la plus éprouvante psychologiquement. Et c'est sans aucun doute une voie qui ne peut être empruntée que par les joueurs les plus déterminés et les plus ambitieux. C’est un peu comme frapper le plus fort possible dans un punching bag, juste pour qu’il revienne sur vous avec une puissance encore plus grande.
Malheureusement, nous manquons d’informations sur les jeunes années d’ Liren car l’actualité des échecs chinos dans les années 2000 n’a pas fait les gros titres. À l’inverse, on sait tout du Norvégien Magnus Carlsen qui, à l’âge de 13 ans, a écrasé tout le monde au tournoi de Wijk aan Zee ou fait match nul avec Kasparov à Reykjavik en 2004.
RICARDO GUERRA : Percevez-vous des signes indiquant qu’un pays pourrait dominer la scène internationale au plus haut niveau pendant les années à venir ? Et si tel est le cas, pourriez-vous expliquer les ressorts de cette domination ?
DAVORIN KULJASEVIC : Des signes suggèrent que les joueurs indiens pourraient dominer le sommet de la scène internationale. Le top 20 est un cercle assez fermé et il n’est donc pas facile pour les jeunes pousses d’être invitées aux tournois les plus prestigieux.
Néanmoins, les meilleurs joueurs indiens reçoivent le soutien logistique approprié pour participer à de tels tournois et ils rencontrent régulièrement en tête-à-tête les meilleurs joueurs du monde. Ils reçoivent aussi un coaching de pointe et un soutien financier conséquent puisque le jeu d’échecs est très respecté en Inde. J’ai encadré plusieurs jeunes joueurs indiens, dont certains sont devenus grands maîtres, et j’ai pu me rendre compte à quel point leur passion du jeu et leur éthique de travail sont sans équivalent.
RICARDO GUERRA : À votre avis, un joueur peut-il atteindre le niveau de grand maître en utilisant uniquement des méthodes d’entraînement fondées sur internet ou sur la technologie ? En d’autres termes, un joueur peut-il y arriver sans suivre le chemin traditionnel d’entraînement, qui se focalise sur l’instruction par les livres, par le jeu sur échiquier et l’analyse ?
DAVORIN KULJASEVIC : Il y a quelques années, j’aurais sans hésiter répondu à cette question par la négative. Mais depuis la pandémie de Covid, qui a fait exploser la pratique des échecs sur internet, le jeu a beaucoup changé, ainsi que les méthodes d’apprentissage. Des graines avaient déjà été semées dans les années 2010 parce que les moteurs d’échecs et les technologies d’apprentissage étaient devenues plus abordables, plus efficaces et plus sophistiquées.
J’ai travaillé avec des jeunes qui n’ont jamais lu sérieusement un livre sur les échecs (et qui n’ont pas non plus l’intention de le faire !) et ont des résultats bien meilleurs que des adultes qui ont lu des dizaines d’ouvrages. Je suis sûr que beaucoup de jeunes grands maîtres ont remporté leurs titres en s’appuyant surtout sur internet et sur les technologies informatiques, au lieu de l’approche traditionnelle. Le grand maître norvégien Simen Agdestein a ainsi dit récemment qu’un de ses jeunes élèves était devenu grand maître sans avoir jamais lu un seul livre d’échecs.
Certains des plus grands prodiges indiens (comme, je le sais, Arjun Erigaisi) affirment n’avoir lu que que quelques livres dans leur vie, et il se peut que l’un d’eux devienne bientôt champion du monde.
Par contraste, le numéro 1 mondial actuel, Magnus Carlsen, connaît très bien la littérature échiquéenne et il est célèbre pour sa mémoire phénoménale des parties qui ont marqué l’histoire. Par rapport aux grands joueurs qui formeront la prochaine génération, c’est un vrai rat de bibliothèque ! La maîtrise des méthodes d'apprentissage en ligne et de celles fondées sur la technologie sera cruciale à l'avenir. Le point fondamental, c’est qu’on apprend plus vite ainsi. Pour l’ancienne génération, à laquelle j’appartiens en partie, il peut être ardu de s’habituer à tout apprendre sur un écran d’ordinateur. Par contre, pour un jeune cerveau qui ne connaît rien des échecs, de telles méthodes d’apprentissage sont probablement les seules qui semblent naturelles. Faustino Oro, ce prodige argentin âgé de 10 ans, est un cas d’école. Il est sur le point de devenir le plus jeune maître international de l’histoire (s’il parvient à battre le record de Praggnanandhaa, qui l’est devenu à 10 ans et 10 mois). On dit qu’il a commencé à jouer aux échecs il y a seulement trois ans. La seule manière dont il a pu progresser aussi rapidement était de recourir aux méthodes d’apprentissage les plus efficaces.
RICARDO GUERRA : Quels sont les livres qui ont eu l'impact le plus important une fois que vous avez atteint le niveau de maître ? Y a-t-il des livres qui vous ont donné le coup de pouce final qui vous a permis d'atteindre le niveau de GM ?
DAVORIN KULJASEVIC : Je n’ai lu quasiment aucun livre pour passer de maître international à grand maître – seulement quelques ouvrages de Mark Dvoretsky. J’ai principalement étudié les parties des grands maîtres pour comprendre comment les échecs étaient pratiqués à un niveau plus élevé. Cependant, je dirais que La prise de décision aux échecs: Le jeu positionnel de Boris Gelfand a exercé une profonde influence sur moi alors que j’étais déjà grand maître. Ce livre vaut de l’or.
RICARDO GUERRA : Quels joueurs ont le plus influencé votre progression aux échecs ?
DAVORIN KULJASEVIC : J’ai étudié Alexander Alekhine puis Garry Kasparov, qui a été un modèle incroyable. Il m’a appris à me préparer pour l’ouverture, à prendre l’initiative et à bien calculer mes coups. Je me suis aussi beaucoup inspiré des parties de Karpov pour mon répertoire d’ouverture avec les blancs : étudier ses coups a amélioré mes intuitions quant aux positions et ma technique de fin de partie. Enfin, le quatrième joueur qui a eu un effet profond sur mon développement échiquéen est Rashid Neshmetdinov. Il n'est pas très connu, mais il suffit de savoir que le grand génie de l'attaque Mikhail Tal a dit un jour que le plus beau jour de sa vie était celui où il avait perdu contre Nezhmetdinov. J'ai été ébloui par son jeu offensif. Il était plus grand Tal que Tal lui-même dans la maîtrise des attaques par accouplement sacrificiel. Son match contre Polugaevsky restera l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire des échecs.
RICARDO GUERRA : Selon vous, comment expliquer l’ascendant pris par tant de joueurs de haut niveau venus d’Chine et d’Inde ?
DAVORIN KULJASEVIC : L’Chine et l’Inde relèvent de deux modèles différents. En Chine, le système produit des joueurs de haut niveau, alors qu’en Inde, les joueurs de haut niveau font le système.
Depuis la fin des années 1980, les joueurs chinos ont établi au sein de leur communauté une stricte hiérarchie qui évoque la pyramide utilisée traditionnellement en Union soviétique. Elle démarre avec une énorme base d’enfants qui jouent aux échecs à l’école et pratiquent la compétition. Les meilleurs talents sont sélectionnés dans leur ville ou leur région et pratiquent avec les meilleurs coachs locaux. Ceux qui réussissent le mieux commencent ensuite à travailler avec les meilleurs coachs de la nation. Et enfin, les meilleurs sont sélectionnés pour représenter leur pays dans les compétitions internationales. Après un certain temps, émergent plusieurs joueurs de haut niveau. C’est avec ce plan stratégique en quatre étapes que l’Chine a pu, en seulement 35 ans, gagner à la fois le championnat du monde individuel et l’Olympiade d’échecs (une compétition entre les meilleures équipes) dans les catégories hommes et femmes. Sans surprise, la Russie et l’Ukraine sont les deux seuls autres pays à avoir réussi ce rare exploit et eux aussi ont utilisé ce système rigide, mais efficace, fondé sur le respect de la hiérarchie. Grâce à cela, les Chinos ont atteint un succès similaire dans d’autres sports.
D'un autre côté, l'Inde est un exemple de la manière dont l'enthousiasme de la nation pour un sport particulier peut produire des joueurs de haut niveau sans système formel. Comme les Chinois, les Indiens ont un avantage considérable sur la plupart des pays du monde : ils comptent plus d'un milliard d'habitants. Cependant, il n'existe pas en Inde de système apparent de sélection des meilleurs talents, comme c'est le cas en Chine. Il s'agit plutôt de la "survie du plus fort", d'un système basé sur la compétition dans lequel les meilleurs joueurs se frayent un chemin à travers les rangs serrés de joueurs tout aussi enthousiastes et compétents. Cela fait d'eux des compétiteurs résistants et aguerris dès leur plus jeune âge. Ayant entraîné plusieurs jeunes joueurs indiens, je peux témoigner de leur passion pour les échecs et de leur capacité naturelle à effectuer les calculs complexes nécessaires pour devenir un bon joueur d'échecs.
RICARDO GUERRA : Quels aspects de la technologie et de l’internet permettent le plus fortement d’augmenter le niveau de jeu ?
DAVORIN KULJASEVIC : La technologie et l’internet peuvent aider à étudier et à mieux jouer aux échecs de plusieurs manières. Les voici, par ordre d’importance :
1. Jouer en ligne : les plateformes en ligne offrent à quiconque doté d’un accès internet des opportunités illimitées de mettre en pratique ses compétences. Cela permet à un amateur passionné de jouer plus de parties en deux ans que quelqu’un comme Mikhail Botvinnik (trois fois champion du monde au milieu du XXe siècle) durant toute sa vie. Hikaru Nakamura, un des meilleurs joueurs du monde, a vite joué plus d’un million de parties en ligne et il a seulement 36 ans.
Un autre aspect important du jeu en ligne, c’est qu’il rend possible de trouver de bons adversaires venus des quatre coins du monde à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il y a 30 ou 40 ans, on pouvait seulement jouer des parties pour s’entraîner contre les gens de sa ville ou de son club d’échecs, et quelquefois il était impossible de trouver quelqu’un avec un niveau suffisant. Trouver un adversaire pouvait être un processus aléatoire et devait être planifié à l’avance, alors que maintenant, à tout moment, on peut trouver un joueur et même un grand maître si on veut.
2. Les moteurs d’échecs : travailler avec eux a transformé les joueurs et le jeu. D’abord, la précision dès l’ouverture est montée en flèche ces dernières décennies. Pour reprendre l’analogie ci-dessus, un amateur moyen qui étudierait les ouvertures sur une plateforme en ligne écraserait un amateur moyen des années 1950 probablement 8 fois sur 10. Ensuite, utiliser des moteurs d’échecs nous permet de commencer à réévaluer les idées reçues qui figurent dans les vieux manuels écrits par les entraîneurs de la vieille école.
3. La pratique en ligne : par chance, l’internet nous permet de nous connecter à distance et de collaborer avec des coachs et des partenaires de jeu et de collaborer. Cela a conduit à un essor mondial du jeu d’échecs au XXIe siècle, par contraste avec le XXe siècle, où seuls étaient concernés les « centres de pouvoir » traditionnels, comme l’Union soviétique, la Hongrie ou l’ex-Yougoslavie.
4. Les bases de données d’échecs : les anecdotes sur les anciennes générations de joueurs, qui consignaient leur analyse des ouvertures sur des pages et des pages de cahiers ou qui notaient sur des fiches cartonnées les positions clés pour le milieu ou la fin de partie, semblent aujourd’hui appartenir à l’âge de pierre. Les bases de données modernes contiennent des millions de parties enregistrées, ce qui permet à n’importe qui d’étudier et de se préparer en détail à jouer contre un adversaire.
5. Les nouvelles technologies d’apprentissage : les avancées technologiques permettent aux personnes créatives de développer des logiciels d’échecs qui facilitent l’apprentissage.
RICARDO GUERRA : Peu de sports ont fait couler autant d’encre que les échecs. Les écrits qui leur sont consacrés dissèquent en profondeur un nombre impressionnant de sujets, comme la stratégie, les éléments tactiques, les ouvertures, les milieux et les fins de partie ou encore l’histoire du jeu. Ces ouvrages sont si exhaustifs que les entraîneurs spécialisés dans des sports très divers peuvent en tirer un enseignement, que ce soit pour la tactique, la stratégie ou les méthodes d’entraînement destinées à former les joueurs d’exception.
Votre livre est fascinant. Il aborde les questions associées aux méthodes d’entraînement pour des sportifs de niveaux variés. Vous donnez des détails précis sur l’attention à porter à certains aspects du jeu et sur la manière d’éviter les méthodes peu efficaces et d’optimiser le temps passé à étudier. En quelques mots, pourriez-vous nous expliquer ce que les joueurs doivent faire pour obtenir un classement à 1500 Elo, à 2000 Elo, le niveau de maître et de grand maître ? Sur quels éléments devraient se focaliser ceux qui souhaitent atteindre ces différents niveaux ?
DAVORIN KULJASEVIC : Un joueur d’échecs doit avant tout veiller à aiguiser ses compétences tactiques pour atteindre un classement à 1500 Elo, ce qui est considéré comme un niveau intermédiaire. Même la meilleure stratégie peut s’effondrer en un coup si on manque la tactique de l’adversaire. Les aptitudes tactiques à maîtriser incluent le fait de visualiser le plateau, reconnaître les schémas typiques de tactique et de mat, exploiter les faiblesses du roi, être conscient des choix de déplacement effectués par l’adversaire.
Par rapport à un joueur classé à 1500 Elo, un joueur qui franchit la barre des 2000 Elo saura mieux positionner ses pièces et jouer les ouvertures. Il devra aussi mieux connaître les principes fondamentaux d’une fin de partie. Mais la plus grande différence entre un joueur de niveau club et un autre classé à 2000 Elo est la compétence tactique. À 2000 Elo, les joueurs font bien moins d’erreurs qu’à 1500 ou 1700 Elo.
Pour atteindre le niveau de maître (soit un classement à 2200-2250 Elo), on doit développer de bonnes compétences en position et en stratégie, pour être à même d’anticiper plusieurs coups avec davantage d’exactitude. On doit aussi savoir exploiter d’infimes faiblesses dans la position d’un adversaire pour les retourner à notre avantage. La plupart des parties jouées par les joueurs à 2000 Elo se décident lors de la finale. Cela arrive plus souvent que dans les parties jouées par des joueurs de niveau inférieur. Une très bonne connaissance des finales est donc importante.
Atteindre le niveau hautement convoité de grand maître requiert beaucoup de travail et une expertise dans tous les domaines du jeu. Cela demande de maîtriser ses faiblesses pour les transformer peu à peu en atouts. À mon avis, jouer à ce niveau nécessite d’être presque toujours capable d’identifier le meilleur coup à jouer dans virtuellement toutes les positions.
RICARDO GUERRA : La performance de Bobby Fischer en 1971 lors des matchs des candidats, lorsqu'il a anéanti Taimanov 6-0 en quart de finale et Bent Larsen par le même score en demi-finale, a été époustouflante. L'écart entre sa force et celle de ses plus proches concurrents a marqué un tournant dans le monde des échecs. Et même si son ascension fulgurante a été de courte durée, puisqu'il s'est retiré pour une durée indéterminée de la compétition internationale après la finale contre Spassky, elle n'a jamais été reproduite. En d'autres termes, cet écart dans le score final en quart de finale et en demi-finale ne s'est jamais reproduit. En outre, il serait difficile pour un historien de trouver un score aussi déséquilibré lors d'un quart de finale et d'une demi-finale consécutifs, quel que soit le sport. Pourriez-vous nous dire ce que cela signifie pour les capacités de Fischer aux échecs ?
DAVORIN KULJASEVIC : Les victoires 6-0 consécutives de Fischer contre Taimanov et Larsen en 1971 font partie des meilleures performances - non seulement aux échecs - mais aussi, comme vous l'avez mentionné, dans l'histoire du sport en général. Seul Caruana s'est approché de cet exploit en remportant sept parties lors de la Coupe Sinquefield 2014 (à laquelle participaient Carlsen et tous les meilleurs joueurs du monde). Cependant, Fischer avait un record plus long, de 20 parties consécutives de victoires au plus haut niveau (dans le tournoi interzonal avant et dans la finale des candidats contre [Tigran] Petrosian après ces deux matchs 6-0). Par conséquent, aucun résultat d'échecs dans l'histoire n'est comparable au sien.
En ce qui concerne les capacités de jeu de Fischer lors de ces matchs, il est clair qu'il était à son apogée. Il était déjà un joueur dominant à la fin des années 1960, même si Petrosian et Spassky détenaient des titres de champion du monde à cette époque. En 1971, il avait 28 ans et avait atteint une maturité personnelle et échiquéenne totale. Il a joué aux échecs au plus haut niveau pendant un peu plus d'une décennie. Il était obsédé par l'idée d'être le meilleur joueur du monde et possédait le talent et les compétences nécessaires pour y parvenir.
Bien qu'exceptionnellement forts, ses adversaires n'étaient pas à la hauteur face à un Bobby Fischer qui avait pour mission de remporter le titre mondial. L'un des pires sentiments pour un joueur d'échecs est de sentir qu'il n'a pas le droit à l'erreur et de résister à tous les éléments psychologiques changeants présents dans un jeu d'homme à homme. Les ordinateurs n'ont pas à gérer ces perturbations psychologiques. Je pense que Taimanov et Larsen pensaient qu'ils étaient confrontés à une machine et qu'ils craignaient de commettre une erreur. Fischer a joué brillamment, et Larsen et Taimanov n'ont pas pu gérer les forces psychologiques et techniques qu'ils ont rencontrées.
RICARDO GUERRA : De même, en 1970, lors du tournoi de blitz de Herceg Novi, Fischer a battu Tal, Petrosian et Smyslov et n'a pas consacré plus de 2½ minutes de son temps à une partie. Fischer a remporté l'épreuve et a terminé avec 5 points d'avance sur le deuxième. Ce résultat n'a jamais été reproduit à ce niveau de blitz. Pourriez-vous commenter ce qui précède ?
DAVORIN KULJASEVIC : Comme je l'ai indiqué plus haut, presque tous les aspects de l'excellence de Fischer ont été réunis à cette période de sa carrière. Aucun autre joueur ne pouvait l'égaler et il le sentait. Cela lui a donné confiance, et c'est pourquoi il a joué si rapidement dans ce tournoi de blitz. Il dominait tellement ses contemporains qu'il était un joueur d'échecs en avance sur son temps. Je pense qu'il aurait toutes les compétences nécessaires pour affronter le meilleur Carlsen pour le titre de champion du monde si nous pouvions le téléporter de 1971-1972 à 2014 ou 2019.
Malheureusement, la carrière de Fischer s'est terminée prématurément. Il se serait affirmé comme le plus grand joueur de tous les temps s'il avait poursuivi sa domination dans les années 1970. Certains, en particulier aux États-Unis, pensent toujours qu'il l'est, mais malheureusement, nous manquons de preuves à ce sujet, car il n'a joué à ce haut niveau que pendant quelques années. Le jeune Karpov devenait une force au milieu des années 1970, et qui sait comment leur(s) match(s) se serait(ent) terminé(s). Comme je l'ai indiqué précédemment, Kasparov et Carlsen ont dominé leurs disciplines respectives pendant des périodes beaucoup plus longues, et c'est pourquoi je leur donne un léger avantage sur Fischer dans la conversation sur la question de savoir qui est le meilleur de tous les temps.
RICARDO GUERRA : Ding a mentionné dans une interview qu'il était à la fois très émotif et rationnel. Il a dit qu'il devait quelque peu mettre de côté ce côté plus exubérant de sa personnalité lorsqu'il jouait aux échecs. En général, il s'agit d'une compétence très importante à maîtriser pour les athlètes jouant au plus haut niveau ; les athlètes les plus performants semblent avoir la capacité d'activer et de désactiver leurs émotions en fonction des besoins. Par exemple, Michael Jordan restait stoïque lorsqu'il devait faire un lancer franc, mais il pouvait aussi afficher des niveaux de bonheur stupéfiants. À l'inverse, Lionel Messi reste serein lorsqu'il est sur le point de transformer un tir au but, mais manifeste de la joie lorsqu'il soulève un trophée. La capacité à retenir des émotions plus extrêmes dans des situations critiques est de la plus haute importance dans n'importe quel sport, et dans certains sports comme le tir à l'arc et le tir olympique, elle peut être encore plus cruciale. Pouvez-vous nous dire comment cela s'applique au domaine des échecs ?
DAVORIN KULJASEVIC : Je pense que maîtriser ses émotions dans un moment de haute pression est l'une des compétences qui séparent les grands athlètes des très bons ou des bons athlètes tout court. Ding est un excellent exemple de joueur très calme et posé sur l'ensemble du tableau. Parmi les anciens joueurs de haut niveau, Vassily Ivanchuk reste l'un des rares qui aurait pu avoir une plus grande carrière s'il avait mieux contrôlé ses nerfs dans les moments critiques.
Les échecs sont légèrement différents de nombreux autres sports en ce sens que la pression interne s'accumule pendant de nombreuses heures de jeu et atteint généralement son paroxysme trois, quatre, cinq heures ou plus après le début de la partie. J'ai remarqué que les jeunes joueurs d'échecs peuvent mieux faire face à la pression de la compétition et à la fatigue émotionnelle générale que les plus âgés, ce qui est une autre raison pour laquelle les échecs sont devenus plus que jamais un jeu pour les jeunes.
RICARDO GUERRA : La semaine dernière, le journal espagnol AS Sport a publié un article sur Mohamed Salah, l'attaquant de Liverpool, et sa passion pour les échecs. Je crois savoir que les échecs peuvent avoir un effet thérapeutique et aider les athlètes professionnels à se changer les idées dans des situations stressantes. C'est un jeu qui exige une concentration totale et inconditionnelle à tout moment, ce qui permet de se trouver dans un état de fluidité, décrit par feu le psychologue américain d'origine hongroise Mihaly Csikszentmihalyi comme un état d'abandon total à la tâche qui se présente à vous. La seule chose qui compte à ce moment-là est l'activité dans laquelle vous êtes plongé. La passion pour un passe-temps ou une activité quelconque peut être une arme très puissante, surtout face aux distractions superficielles et aux défis mentaux de notre monde hypermoderne. En période de tribulation, la passion pour une activité ou un hobby peut aider les gens à s'en sortir. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
DAVORIN KULJASEVIC : Je crois fermement que les échecs sont l'un des meilleurs passe-temps, car ils font appel à de nombreuses fonctions cognitives. En plus d'améliorer la patience et la concentration et de soulager le stress quotidien, comme vous l'avez noté, les échecs renforcent également la pensée abstraite, la planification à long terme et l'anticipation des actions de l'adversaire, entre autres choses. Ces compétences stratégiques sont précieuses pour tout le monde, du sportif de haut niveau au chef d'entreprise. Des joueurs de football (soccer) comme Kevin de Bruyne et Luka Modrić ou des basketteurs comme Nikola Jokić et Luka Dončić peuvent voir deux ou trois coups d'avance avant que la plupart des autres joueurs ne puissent même réaliser ce qui se passe à ce moment-là. Connaître les schémas de votre jeu ou de votre entreprise et penser stratégiquement pour faire le prochain jeu est quelque chose que les échecs peuvent aider énormément.
Vous avez soulevé un point important concernant les distractions superficielles et les défis mentaux dans le monde d'aujourd'hui. Jouer aux échecs est sans aucun doute un meilleur passe-temps que de naviguer sur les réseaux sociaux ou de jouer à des jeux vidéo, car cela mobilise entièrement l'esprit. Il peut également équilibrer notre bien-être mental, car il nous permet de nous "déconnecter" des problèmes du monde réel pendant un certain temps.
On sait que les sportifs professionnels ont beaucoup de temps libre entre les entraînements et les matchs. S'initier aux échecs est l'une des meilleures choses qu'ils puissent faire, car les avantages qu'ils en tirent peuvent également contribuer à aiguiser leur concentration et d'autres capacités cognitives sur le terrain ou dans l'arène sportive. Dans la même logique, les joueurs d'échecs professionnels ont tout intérêt à se mettre à un sport physique en guise de passe-temps, ce que font d'ailleurs beaucoup d'entre eux. Carlsen en est le meilleur exemple, car il est en excellente forme physique depuis de nombreuses années. Cela lui donne un avantage compétitif sur ses adversaires, car il peut les briser à la cinquième ou sixième heure d'une partie égale, car ils perdent leur concentration alors que lui reste frais et concentré.
RICARDO GUERRA : Dans une interview, Vladimir Kramnik a expliqué un concept que j'ai trouvé très intéressant et qui m'a fait penser à un gardien de but d'élite avec lequel j'ai travaillé. Le joueur d'échecs russe a expliqué qu'il n'était pas très compétitif de nature et qu'il n'avait pas peur de perdre, de sorte qu'il avait tendance à se concentrer sur le processus d'amélioration. Yohann Pelé était l'athlète le plus calme et le plus maître de lui que j'aie jamais eu le plaisir de rencontrer. Il était un gardien de but de classe mondiale et possédait la sérénité nécessaire pour exercer son métier, même dans les situations les plus difficiles. Je l'ai interrogé sur son attitude et il m'a dit qu'il considérait le football comme un simple travail. Souvent, si l'on parvient à maîtriser cette approche, on peut se débarrasser d'une pression inutile et améliorer ses performances. Pouvez-vous vous identifier à ces idées d'une manière ou d'une autre ?
DAVORIN KULJASEVIC : Vladimir Kramnik et Yohann Pelé parlent d'une approche presque idéale pour un professionnel du sport. J'ai également lu que le milieu de terrain du Real Madrid, Toni Kroos, avait une attitude similaire.
Il est clair que pour donner le meilleur de soi-même, il faut trouver un équilibre entre le calme et la compétitivité. Un excès de l'un ou de l'autre peut conduire à des performances trop nerveuses (pensez à la saison 2023-2024 de Draymond Green en NBA) ou trop plates (pensez aux joueurs de football professionnels vieillissants qui partent jouer dans un pays asiatique principalement pour l'argent). Certaines personnes sont naturellement calmes et concentrées sur leur "travail" de sportif, tandis que d'autres sont plus sensibles aux distractions et à la pression extérieures. C'est là que les psychologues du sport peuvent être d'une grande aide.
J'aimerais pouvoir m'identifier à l'approche de Kramnik, parce qu'elle apporte généralement plus de succès à long terme et qu'elle est également plus saine. En effet, lorsque j'étais enfant et jeune adolescent, les échecs étaient un jeu amusant et j'avais une approche similaire. Cependant, plus j'avançais en âge, plus je me sentais obligé d'être performant au lieu d'apprécier le processus. Je pense que de nombreux professionnels des échecs subissent une pression similaire. Une grande partie de cette pression vient du fait qu'il faut gagner sa vie, parce que les prix dans les tournois d'échecs ne sont pas élevés et que les marges d'erreur sont très faibles.
Cependant, il ne s'agit pas seulement de ce type de pression, car on peut parfois voir des amateurs d'échecs s'agiter et trembler de façon incontrôlée lorsque la partie est en jeu. Une partie d'échecs en elle-même est assez stressante car vous pouvez perdre tout ce que vous avez construit pendant des heures en un seul moment d'inattention. D'après ce que j'ai pu observer, les joueurs d'échecs super calmes comme Kramnik sont rares.
Ricardo Guerra travaille avec des équipes professionnelles de football en tant que physiologiste sportif. Il est titulaire d’un Master en physiologie sportive appliquée de l’université John Moores à Liverpool. Il a travaillé avec plusieurs clubs de football au Moyen-Orient et en Europe, dont les équipes nationales égyptienne et qatarie. En 2015, il était physiologiste sportif à l’Olympique de Marseille quand l’équipe a atteint la finale de la Coupe de France contre le PSG. Ricardo détient la licence la plus élevée de coaching décernée par l’Association de football en Angleterre, ainsi qu’une licence de l’UEFA. Il a parcouru le monde pour collecter des données et évaluer les aptitudes physiologiques de joueurs de football de diverses nationalités. Le physiologiste est candidat au doctorat et auteur d'un livre à paraître sur le football brésilien. Ses articles ont été publiés dans plus de cinq langues par de nombreux organismes de presse. Il peut être contacté à l'adresse rvcgf@hushmail.com.